Chère
amie,
Un
roulement de tambour et tu apparais telle que je t’imagine : ta longue
robe sombre tombe sur tes chevilles délicates, tes cheveux sont sagement noués
sur ton cou un peu courbé, tes doigts longs et fins glissent le long des
cordes. Je comprends tout ce que tu dis même si nous ne parlons pas la même
langue.
Avant
la fin, avant ton grand périple qui t’a appelée à mon imagination, nous ne nous
connaissions pas. Dès lors que tu as commencé ton voyage, je t’ai connue dans
toutes tes profondeurs, dans tous tes sentiments, comme une sœur de sang – et
même, devrais-je dire, comme si nous n’étions qu’une. Le destin a tracé un
chemin entre nos deux vies en se jouant de nos différences, pour nous confondre
dans notre universelle humanité.
Un
roulement de tambour et je te vois encore, dans une scène renouvelée à l’infini.
Tu es sur un quai, entourée de fleurs affolées par l’azur du printemps. J’ignore
tout du village où le port caresse la mer sans heurs ni clameurs, où le silence
de l’air se marie à celui de l’eau et s’ouvre à la musique de l’homme. Quel
beau jour pour Bach, quel beau jour pour Gershwin… Tu embrasses ton
violoncelle, adorant comme toujours la douceur de son épicéa, le velouté de son
ébène. Tu poses ton menton sur son épaule et tu lèves un regard timide ;
devant toi, le public chuchote un peu. Et surtout, un peu plus loin, la moto de
l’homme que tu attendais est à peine garée, cliquetante de chaleur. Il est là,
n’est-ce pas, celui qui vient toujours t’écouter sans t’approcher ? Dans
sa combinaison de cuir noir, long et taciturne, brun comme la nuit d’hiver avec
ses deux yeux dévorants…
Un
roulement de tambour et je te vois, mais je sais que le dernier acte se
prépare. Entends-tu, mon amie, les entrailles de la terre ouvrir leur gueule
rouge ? Je les entends, moi, et je te le répète en vain : ce n’est
pas l’émoi de l’homme qui te regarde, ni le soubresaut de son cœur dans le tien
offert, et tu pourrais fuir encore sans Bach, sans Gershwin, sacrifiant tes
partitions aux dieux courroucés. Mais tu n’écoutes pas ou tu n’entends plus.
Le
dragon noir dresse ses épines et brise sa cage de rocs, sa langue perce le ciel
et sa queue balaie chaque pierre dressée. Son haleine enflamme les feuilles de
l’arbre comme autant de bougies. D’un coup de patte, il écrase, il broie le
béton ; d’une griffe, il éventre l’acier. Le dragon hurle, le dragon
rugit ! Le poignard de ses oreilles pique le soleil et son épaule
tyrannique crève les nuages. Maître absolu d’un temps limité, il s’accorde la
puissance déchaînée que lui ont refusé ses années de séquestration. Liberté de
la violence ! Mon amie, tu colles ta joue au sol et tu entends trépigner
sa victoire !
Le
voilà tapi de nouveau au plus profond des abîmes, bâillant en clignant ses
immenses yeux de miel. C’est fini ? Il miaule à présent, le monstre !
Tu ignores encore que c’est en attendant une caresse mortelle. Tu relèves la
tête. La pointe avachie de quelques immeubles fume encore au loin. Le port,
lui, s’est hérissé comme un chat terrifié : sur ses vertèbres à nu,
quelques fleurs flottent encore dans leur corolle de satin.
La
moto est toujours là. Ton inconnu se redresse, silencieux et fidèle. Le public aussi
reprend sa première forme, mouvante et calme. Tu serres contre toi ton
violoncelle intact. Ta main tremble un peu.
Un
roulement de tambour et tu disparais. Je vois la main géante de la mer s’élever
pour une caresse horrible au dragon apaisé.
De
notre sagesse d’homme, nous n’avons pas acquis le chant prémonitoire des
chiens. Nous n’avons pas non plus trouvé la lame qui trancherait la ligne du
destin. Mon amie, moi qui sais tout à présent, je ne peux plus rien faire pour
toi.
Un
jour peut-être, portée à l’autre bout du monde par les flots opaques, tu
reposeras sur une plage blanche, la joue posée sur la main. A côté de toi, d’un
regard qui ne voit plus depuis longtemps, ton bel inconnu saura t’offrir la promesse
qu’il n’avait pu t’inventer de l’autre côté de la rive.
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