Hariette et moi, nous devons notre rencontre à
l’amitié entre deux hommes. Ou bien peut-être à Madame Michelet, la boulangère
du coin de la rue, bien qu’elle s’en défende. Tout cela n’est pas très clair
dans mon esprit.
C’était un vendredi matin. Je m’en souviens comme
si c’était hier, alors que sept années ont passé depuis. Le vendredi, à
l’époque, c’était le jour du petit déjeuner en équipe, au bureau. Philippe et
Christophe se chargeaient du café et du thé, Marie-Louise et Francis du jus d’orange,
et Amélie et moi des croissants. J’allais toujours voir Madame Michelet, parce
qu’elle me mettait de côté une dizaine de croissants croustillants tout juste
sortis du four. Je ratais toujours mon bus ce matin-là, il n’y avait rien à
faire : j’avais beau me lever plus tôt et courir, c’était mon destin d’arriver
en retard le vendredi. Mon équipe m’attendait, debout dans mon bureau, dans un
brouhaha indescriptible. Quand j’avais moins d’un quart d’heure de retard, elle
m’accueillait avec des applaudissements. Sinon, j’avais droit à des sifflets
taquins. C’était une belle époque.
Ce vendredi-là, je m’étais levé plus tôt que d’habitude,
caressant toujours l’illusion que cette fois, j’arriverais à l’heure au travail.
Tout s’était passé normalement : j’avais pris ma sacoche, claqué la porte,
descendu les poubelles. Madame Michelet m’avait fait un beau sourire en me
tendant les croissants, et j’avais aperçu mon bus qui disparaissait à l’angle
de la rue. Je serais encore en retard. Et puis, j’ai vu un autre bus arriver,
au loin : quelle aubaine !
Je cours, je fais signe au conducteur dont je
devine le regard derrière la vitre sombre. Il me répond par un signe
amical : qui est-ce ? Peu importe, il m’attendra à l’arrêt, dix
mètres plus loin ! Je file, commence à traverser la rue devant le capot
chauffant du bus arrivant en sens inverse. « Mon » conducteur reprend
de plus près ses gestes codifiés : le bras qui s’agite, la main qui balaie
l’espace et dresse un pouce vainqueur en désignant une moue amusée. Derrière
moi, son confrère klaxonne joyeusement, et je comprends enfin que je ne suis
qu’une silhouette invisible entre deux routes de communication amicale. Juste
avant d’entendre un craquement et de vivre le glissement de terrain de ma vie.
Quelques instants plus tard, je cherche les
croissants croustillants de Madame Michelet sur la chaussée ; c’est la
seule chose qui me préoccupe réellement, alors que je suis allongé sur le
bitume dans une position inconfortable, les oreilles criblées par le piétinement
d’une dizaine de talons autour de moi. Étrange âme humaine… Finalement,
j’abandonne et je m’endors.
Ma première rencontre avec Hariette n’a pas été à
mon avantage. J’étais plâtré de la tête aux pieds, cloué sur un lit immaculé.
Dans ma carcasse blanche, je roulais deux yeux stupéfaits. « Comment vous
sentez-vous ? » Demanda-t-elle d’une voix douce. Elle aussi était
drapée de blanc. En un instant, tout devenait clair : j’avais emprunté le
Grand Passage et découvrais avec ahurissement la compagnie des anges :
moi, opiniâtrement athée pendant ma trentaine d’années de vie, accueilli dans
l’antichambre du Paradis ? Je n’en revenais pas !
Cela la fit rire aux larmes. Elle a le rire facile,
Hariette. Finalement, les sept ans passés avec elle m’ont appris que la méprise
était en effet hilarante : elle a plus du démon moqueur que de l’ange
gardien. En fait d’antichambre du Paradis, l’endroit où j’attendais patiemment la
rémission était une simple chambre d’hôpital. Il n’y avait rien de miraculeux à
la situation, sauf peut-être mon rétablissement total en moins d’un mois. En
cela, je dois dire que Hariette a joué un rôle important, tant j’avais décidé
de me montrer sous mon meilleur jour devant elle. De plus, sa beauté et son
élégance lui assuraient une suite interminable d’aides-soignants, d’infirmiers
et de médecins, si bien que je bénéficiais de soins assidus dès qu’elle venait
me voir. C’était mon infirmière attitrée. Je ne sais qui l’avait décidé ainsi.
Peut-être moi, avec mes caprices qui me poussaient à refuser toute assistance
qui ne venait pas d’elle ? Peut-être elle, qui ne fut pas insensible à mon
charme dès mon arrivée à l’hôpital, malgré mon piteux état ? Nul ne le
saura sans doute jamais, mais je me plais à penser qu’elle m’a aimé dès qu’elle
m’a vu. Et puis, cela explique que lorsque je suis sorti de l’hôpital, elle a
continué à s’occuper de moi.
L’accident s’est imposé dans mon existence comme
une planche entre deux rivages : j’ai changé de vie. Le cadre dynamique et
célibataire est resté d’un côté, l’employé de bureau désinvolte et amoureux a
continué son chemin. La vie construit des passerelles déroutantes. J’ai souvent
pensé qu’il n’y avait rien à regretter ; puis, la septième année de notre
couple est arrivée. On dit que c’est l’année des orages, voire des ouragans. En
ce qui nous concerne, nous n’avons que rarement connu le ciel bleu. Nos
relations houleuses nous avaient assuré la célébrité auprès de nos voisins, qui
n’en pouvaient plus de nos vocalises. Nous avions maintes fois tenté de
discuter calmement de la situation, tous les deux, mais le feu avait rapidement
repris le dessus, réduisant en cendres nos grandes résolutions de paix. J’étais
donc convaincu que nous n’échapperions pas au grand tournant de nos sept ans,
sans me résoudre à prendre une décision. Un événement étrange m’aida à sauter
le pas.
Un soir, Hariette rentra tard ; dans un
premier temps, je l’avais attendue devant la télévision, puis j’avais décidé de
faire un dernier effort pour notre couple et avais préparé un dîner aux
chandelles. Quand elle arriva enfin, je remarquai qu’elle avait revêtu sa plus
belle robe, comme si elle répondait à mon invitation. Durant la soirée, elle
écouta tout ce que je dis sans me couper la parole, me sourit sans cesse, fut
d’une douceur extrême, et cette nuit-là, nous revécûmes la magie de notre
première étreinte. Le matin au réveil, elle posa sur moi un long regard triste,
m’embrassa et déclara :
— Il est temps de nous quitter, François. Non, ne me retiens pas. La
femme avec laquelle tu as vécu cette nuit et qui t’a rendu plus heureux que tu
ne l’as été ces sept dernières années, est un fantasme. Si tu voulais vivre heureux
avec moi, il faudrait que sois morte et que je n’existe plus que dans tes rêves.
Je me réveillai en sursaut et manquai de tomber du
canapé. Quel ne fut pas mon soulagement de trouver Hariette dans la chambre,
profondément endormie, puis de l’entendre protester vivement qu’elle ne pouvait
jamais avoir la paix !
Je lui dis que j’avais décidé de la quitter. Je lui
ai expliqué qu’attendre sa mort pour vivre mon fantasme n’était pas une option que
je pouvais envisager sur le plan éthique. Je ne suis pas sûr qu’elle ait très
bien compris mes arguments mais dans la journée, elle avait quitté
l’appartement.
J’ai été un peu malade pendant vingt-quatre heures
– mais je me demande encore si ce n’était pas à cause des restes que j’avais
avalés la veille au soir avant de m’assoupir sur le canapé – puis je me suis
préparé à ma nouvelle vie : j’ai démissionné de mon travail, repris
contact avec mes anciens amis, trouvé un nouveau poste à responsabilité. En un
mois, j’étais redevenu un cadre dynamique et célibataire. J’avais retraversé la
passerelle, mais dans l’autre sens et avec des bagages sept ans plus lourds. Et
un fantasme en plus.
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