Elle
écarte le dernier buisson, se redresse, se fige, frappée par un souvenir très
flou, sur lequel elle n’arrive à mettre aucun mot et qui pourtant lui donne des
sueurs froides. Hagarde, elle regarde la route déserte qui traverse la forêt.
Elle a envie de hurler.
Ce
n’était pas le chat noir de la voisine qui lui faisait peur, quand elle était
petite. Ce n’était pas non plus le fantôme caché dans le placard de sa chambre,
ni le lutin malveillant qui venait lui ricaner des cauchemars grinçants aux
oreilles. Non, c’était autre chose, quelque chose d’innommable, de non
identifiable, qui lui était arrivé ici, ou ailleurs. Et qui lui arrivait
encore, à vingt ans de distance.
Cédric
l’avait quittée deux jours auparavant. Elle avait le cafard et, comme
d’habitude, avait trouvé une oreille attentive auprès de Julien, son ami
d’enfance. Ils avaient longuement parlé au téléphone. Quelque temps après, au
milieu de la nuit, il était à sa porte, dans sa combinaison de moto
trempée :
—
Tu n’allais pas bien, tout à l’heure.
Et
comme justement, il passait par là… Sa combinaison dégoulinante et mal fermée indiquait
plutôt qu’il était parti précipitamment de chez lui après avoir raccroché et
qu’il avait roulé pendant plus d’une heure sous la pluie.
Ils
avaient de nouveau beaucoup parlé et il était reparti à l’aube en lui proposant
le remède miracle à ses chagrins d’amour : un week-end dans la maison de
campagne de ses parents, qu’elle connaissait si bien pour y avoir passé les
meilleures vacances de son enfance. Samedi matin, elle était montée derrière
lui sur la moto, s’était agrippée à sa taille, et ils avaient roulé pendant
deux heures, jusqu’à ce qu’elle lui demande de s’arrêter, comme d’habitude, sur
la petite route en pleine forêt.
Les
voilà garés sur le bas-côté. Il l’a toujours regardée avec amusement s’enfoncer
dans les fougères, tordant ses chevilles fines et emmêlant ses cheveux dénoués
à chaque branche. Et en sortant des fourrés, elle l’a toujours retrouvé tel
qu’elle l’avait laissé, un petit sourire au coin des lèvres. Seulement
aujourd’hui, il n’est plus là.
Tout
lui revient soudainement à l’esprit, sans crier gare : sa mère malade
après le divorce, leur premier départ à deux en vacances, un arrêt dans les
bois où elle s’enfonce quelques minutes avant d’en ressortir, la voiture
disparue… La solitude absolue, le sifflement du vent dans les arbres. Les
dernières larmes de l’enfance, à onze ans. Puis, la voiture qui revient la
chercher, la mère qui n’explique pas et qui évite son regard.
Alors,
toi aussi, Julien ?
Derrière
elle, les fougères tressaillent. La tête de Julien apparaît, interrogative,
coiffée d’une feuille morte. Il s’approche en silence : malgré l’ombre des
arbres, il a remarqué sa pâleur et les deux grosses larmes qui coulent sur ses
joues. Il met la main sur son épaule pour la conduire à la moto, quelques
mètres plus loin, derrière un buisson trapu. Il attend patiemment qu’elle
éclate d’un rire nerveux.
—
Tu cherchais encore ton chemin ?
Ce texte a été publié sur le forum Maux d'auteurs, qui organise régulièrement des jeux d'écriture de petites nouvelles.
Il est destiné à des adultes qui peuvent aussi apprécier les beaux
dessins. N'hésitez donc pas à me proposer une illustration ; je vous
laisserai avec plaisir un espace pour vous présenter dans la rubrique "beaux crayons" !
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