Copropriétaires de la Résidence des trois Grâces,
C’est
avec un peu de retard que je prononce le discours d’hommage à Arthur Cozzini de cette
année ; vous ne m’en voudrez pas, heureux que vous êtes d’échapper à cette
corvée.
Tout le monde s'accorde sur le fait que l’on pourrait résumer la vie
et l’œuvre de Cozzini ainsi : il passa son temps à nous gâcher
l’existence. Sachez cependant que malgré la franchise qui me caractérise et
dont je ne saurais me départir, j’ai tout fait pour préserver nos intérêts. Je
rappelle à Madame Mathurin, qui cligne des yeux comme un télégraphe pour
m’inciter à la retenue, que selon les termes du contrat qui nous lie au défunt,
nos obligations consistent à présenter deux de ses passions et de ses actes héroïques,
et non à prononcer un discours courtois, ce qui serait contraire aux règles d’hygiène
mentale les plus élémentaires.
Je raconterai, de la façon la plus convaincante
possible, que Cozzini avait la passion des livres illustrés et de la guitare
électrique, et comment ses deux passions m’ont sauvé la vie.
Nous dirons donc que Cozzini se passionnait pour les
livres illustrés. Peut-être pourrions-nous, avec beaucoup d’imagination, expliquer
ainsi son envie irrépressible de s’en emparer dès qu’il les voyait entre les
mains d’un enfant. Il m’en vola ainsi une dizaine dans des circonstances toutes
plus honteuses les unes que les autres. Cependant, je dois avouer que je lui en
fus reconnaissante une fois : un jour, alors qu’il venait de m’arracher un
livre que j’adorais, je m’élançai si prestement à sa poursuite que j’échappai à
la moto de Daniel, lancée à vive allure dans l’allée de la Résidence. Ne
protestez pas, Daniel, j’ai une mémoire d’éléphant et je me souviens
très bien qu’il y a vingt ans, tout le monde vous considérait déjà comme un
danger public.
Voilà pour la première passion et le premier acte héroïque. Ce ne sera plus très long, soyez patients !
Quelques années avant sa mort, Cozzini se prit de
passion pour la guitare électrique et s’attela à en jouer toutes les nuits. La
nuit de sa mort, il me réveilla à 1h42, dix minutes avant que mon téléviseur
n’implose en carbonisant mon lit déserté. C’est ainsi que grâce à sa deuxième
passion, Cozzini me sauva la vie une seconde fois. Je profite de notre réunion
pour souligner que je n’avais aucune arrière-pensée quand cette nuit-là, je me
présentai à la porte de Cozzini avec un seau d’eau : quand on a les
oreilles massacrées par le son d’une guitare électrique à 2h du matin, on ne
réfléchit pas. Je vous demanderais donc instamment de cesser toute insinuation et
tout remerciement quand vous me croisez dans la cage d’escaliers (ne faites pas
l’innocent, Monsieur Roméo) : j’en ai assez de rabâcher qu’au
moment où je jetai le seau sur Cozzini, je ne pouvais pas deviner que le fil
électrique de sa guitare était dénudé !
Ce discours n’a que trop duré. Il est temps de sacrifier
au rituel défini dans le testament de Cozzini : je ne voudrais pas que
l’huissier ici présent, que feu notre exécrable voisin nous envoie chaque année
d’outre-tombe, estime que nous ne méritons pas notre legs annuel. Ainsi, avant
de clore notre réunion, nous répéterons en chœur dix fois de suite :
« Monsieur Cozzini, vous êtes inoubliable, merci, merci,
merci ! »
Ne soupirez pas, Monsieur Bernard, et pensez à nos
enfants : il faut rénover l’aire de jeux. Et avec un peu de chance, la
somme léguée cette année nous permettra aussi de faire construire une piscine !
Ce texte a été publié sur le forum Maux d'auteurs, qui organise régulièrement des jeux d'écriture de petites nouvelles. Les règles du jeu étaient les suivantes : écrire une rubrique nécrologique élaborée de (...) Arthur Cozzini (14/09/1925-31/08/2010). Le
texte devait relater la vie et l'oeuvre du personnage et comprendre les mots suivants : hygiène, inoubliable, rabâcher, télégraphe, éléphant. .
Génial !!! J'adore !!!!
RépondreSupprimerEncore bravo Marine !!!!
Merci, Keren ! :-)
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